
Salammbô, roman historique de Gustave Flaubert publié en 1862, plonge le lecteur dans la Carthage antique durant la Guerre des Mercenaires. Cette oeuvre monumentale, fruit d'un travail acharné de documentation et d'un voyage en Afrique du Nord, transcende sa dimension historique pour devenir un miroir des tensions politiques contemporaines de Flaubert. Son style somptueux et sa vision orientaliste ont durablement marqué la littérature et les arts, faisant de ce roman un témoignage intemporel sur le pouvoir, la religion et les luttes de classes.
L'origine de Salammbô : Flaubert chez les Carthaginois
En 1857, Gustave Flaubert se lance dans l'écriture de Salammbô, juste après avoir été acquitté du procès pour "atteinte aux bonnes moeurs" concernant son roman Madame Bovary. Cette nouvelle oeuvre représente pour lui une échappatoire face à une société contemporaine qui le répugne. "Je vais écrire un roman dont l'action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j'éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où ma plume s'est trop trempée et qui d'ailleurs me fatigue autant à reproduire qu'il me dégoûte à voir", confie-t-il dans sa correspondance.
Le voyage fondateur à Carthage
En 1858, Flaubert prend une décision cruciale pour son oeuvre : entreprendre un voyage en Afrique du Nord. Ce périple lui permet de s'imprégner véritablement de l'atmosphère de Carthage, lieu central de son roman. Il parcourt les ruines, observe les paysages, note minutieusement ses impressions. De ce voyage naissent des carnets remplis de notes, de croquis et d'observations qui serviront de fondement à son oeuvre. Ces documents, exposés lors de rétrospectives sur l'auteur, témoignent de sa méthode de travail rigoureuse.
À son retour en France, Flaubert fait un constat désabusé : "tout ce qu'il avait commencé dans son roman est à refaire". Loin de le décourager, cette prise de conscience renforce sa détermination. Le voyage lui a offert une vision plus authentique, plus vivante de Carthage, qui contraste avec les connaissances livresques qu'il avait accumulées jusque-là.
Une documentation archéologique exhaustive
Pendant près de cinq ans, Flaubert se plonge dans un travail de recherche colossal. Il consulte au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale les monnaies anciennes et les terres cuites antiques pour s'imprégner de l'iconographie carthaginoise. Cette démarche lui permet d'imaginer avec précision les détails visuels de la civilisation qu'il décrit.
L'écrivain se tourne également vers les sources historiques, notamment les écrits de l'historien grec Polybe (208-126 av. J.-C.), tout en gardant un regard critique sur cette "histoire racontée du côté des vainqueurs". Cette prudence intellectuelle témoigne de sa volonté de dépasser les récits officiels pour atteindre une vérité plus complexe.
Une immersion totale dans la culture punique
La préparation de Salammbô devient pour Flaubert une véritable obsession. Dans sa correspondance, il confie : "Savez-vous combien maintenant je me suis ingurgité de volumes sur Carthage ? Environ 100 !". Cette documentation s'étend à tous les aspects de la civilisation carthaginoise : traités d'archéologie, études sur la faune et la flore nord-africaines, recherches sur les religions antiques.
L'épuisement créateur
Après quatre années d'un travail acharné, Flaubert termine son roman en 1862, littéralement vidé par cette entreprise titanesque. "Carthage me fera crever de rage", écrit-il, exprimant ainsi le rapport ambivalent qu'il entretient avec son oeuvre. Cette fatigue s'explique par l'exigence qu'il s'impose : recréer un monde disparu dans ses moindres détails, tout en y insufflant une puissance romanesque.
La réception de Salammbô surprend le public et la critique. Comme le note Sainte-Beuve : "On l'attendait sur le pré chez nous, quelque part en Touraine, en Picardie, ou en Normandie encore : bonnes gens, vous en êtes pour vos frais, il était parti pour Carthage". Le roman marque une rupture avec Madame Bovary, démontrant la capacité de Flaubert à se réinventer, à explorer des territoires littéraires radicalement différents.

Salammbô et son reflet de la Révolution de 1848

Une épopée littéraire moderne : Le style de Salammbô
Salammbô représente un tournant dans l'oeuvre de Flaubert, tant par son sujet que par son style. Après le scandale provoqué par Madame Bovary, l'auteur délaisse le réalisme contemporain pour plonger dans l'Antiquité carthaginoise. Ce changement radical s'accompagne d'une transformation profonde de son écriture, créant une oeuvre qui fascine autant qu'elle déroute ses contemporains.
Une prose flamboyante au service d'un monde disparu
La langue de Salammbô marque une rupture nette avec les précédents écrits de Flaubert. Fini l'ironie mordante et le style clinique de Madame Bovary ; l'auteur développe ici une prose somptueuse, chatoyante, presque excessive. Comme le souligne Sylvain Amic, commissaire d'exposition, Flaubert crée "une langue sans ironie, avec des descriptions marquant la volonté d'être rutilant, avec des couleurs vives, l'éclat du sang, des armes." Cette richesse stylistique n'est pas gratuite : elle vise à faire revivre un monde disparu dont il ne reste que peu de traces historiques.
Le roman naît d'un travail acharné qui s'étale sur cinq années. Les manuscrits originaux témoignent de cette quête de perfection : huit épais volumes où Flaubert "pouvait réécrire quinze fois d'affilée le même passage". Cette obsession du mot juste, de la sonorité parfaite, produit un texte d'une densité rare qui, selon Sylvain Amic, "produit immédiatement à la lecture des images dans la tête du lecteur".
L'Orient comme mirage littéraire
Flaubert lui-même définissait son projet comme une tentative de "fixer un mirage en appliquant les procédés du roman moderne". Cette formule éclaire parfaitement son ambition : non pas reconstituer avec exactitude la Carthage historique, mais créer une vision, un mirage oriental qui fascine par son exotisme et son étrangeté. L'auteur reconnaît d'ailleurs les limites de son entreprise lorsqu'il écrit : "Je ne suis pas sûr de la réalité [de Salammbô]. Car ni moi, ni vous, ni personne, aucun Ancien et aucun Moderne ne peut connaître la femme orientale par la raison qu'il est impossible de la fréquenter."
Une réception contrastée : succès public et débats critiques
Publié le 24 novembre 1862, Salammbô connaît un succès immédiat. Les réimpressions se succèdent, le roman fait parler de lui dans tous les cercles littéraires. Ce succès doit beaucoup à la réputation sulfureuse de Flaubert après le scandale de Madame Bovary, mais aussi à une véritable stratégie promotionnelle qui accompagne la sortie du livre.

Les influences artistiques et archéologiques de Salammbô
Salammbô, ce roman carthaginois de Flaubert, continue d'exercer une fascination singulière sur les artistes et chercheurs depuis sa publication en 1862. Son influence s'étend bien au-delà du domaine littéraire, touchant profondément les arts visuels et stim

La réception critique et le regard masculin dans Salammbô
La réception critique de Salammbô lors de sa publication en 1862 révèle les tensions et contradictions inhérentes à cette oeuvre singulière de Flaubert. Alors que Madame Bovary avait suscité scandale et admiration, Salammbô provoqua des réactions plus complexes, notamment autour de la représentation du personnage féminin et de la dynamique genrée qui structure le roman. Cette réception paradoxale s'articule autour du regard masculin qui domine l'oeuvre et conditionne notre perception de l'héroïne carthaginoise.
Une réception critique ambivalente
Dès sa parution, Salammbô fut l'objet de comparaisons systématiques avec Madame Bovary. Paul de Saint-Victor écrivait dans La Presse le 15 décembre 1862 : "L'histoire domine le roman dans le livre de M. Flaubert : ils se mêlent, ils se pénètrent ; mais, comme à Carthage, le principe mâle l'emporte sur le principe femelle, et Moloch triomphe d'Astarté". Cette affirmation établit une opposition paradigmatique entre le masculin et le féminin, entre l'Histoire et le roman, entre Carthage et Salammbô, qui traversera la réception critique de l'oeuvre.
Sainte-Beuve, quant à lui, reprochait à Flaubert l'étrangeté radicale de son roman, déplorant l'absence de personnages sympathiques et l'impossibilité pour le lecteur de s'identifier aux protagonistes. "Si vous voulez nous attacher, peignez-nous nos semblables ou nos analogues", écrivait-il, considérant que Salammbô ne relevait pas de "notre histoire" et constituait à peine de l'histoire en raison de la rareté des documents sur Carthage.
Le regard masculin comme principe structurant
Le concept de male gaze (regard masculin), développé par la critique féministe cinématographique anglo-américaine, trouve dans Salammbô un cas d'étude particulièrement pertinent. Ce regard masculin structure l'ensemble du roman et détermine notre perception du personnage féminin. Dès son apparition, Salammbô est présentée comme objet du regard des mercenaires : "Elle s'avança dans l'avenue des cyprès, et elle marchait lentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la regardant passer."
Cette scène initiale place Salammbô au centre d'une géométrie du regard, avec une description minutieuse de la topographie et des perspectives. Le personnage féminin se trouve ainsi en situation de performance, exposé aux regards évaluateurs des hommes. Cette mise en scène proleptique annonce le conflit entre Narr'Havas et Mathô, les deux hommes qui chercheront à la posséder, conflit qui commence précisément par un regard et s'achève dans un duel physique.
La sidération masculine face au féminin
Le regard masculin sur Salammbô se caractérise par une sidération et une aphasie symptomatiques du désir hétérosexuel dans l'univers flaubertien. Les hommes qui contemplent l'héroïne sont littéralement sans voix, comme le suggère la "bouche ouverte" qui signale leur incapacité à parler. Cette fascination muette reflète l'impossibilité fondamentale de communication entre les sexes qui traverse l'oeuvre de Flaubert.
Significativement, les seuls personnages qui comprennent Salammbô sont les prêtres eunuques, des hommes castrés associés dans l'imaginaire du roman à une féminité dégradée. Cette distribution genrée de la compréhension renforce la structure binaire qui oppose radicalement le masculin et le féminin dans le roman.
Une réception paradoxale : le désintérêt pour Salammbô
Naomi Schor a souligné le paradoxe de la réception de Salammbô : alors que l'appartenance du roman au courant orientaliste programmait une réception masculine érotique, le personnage féminin a fait l'objet d'un "lourd silence, quand ce n'est pas la condamnation sans appel". Cette indifférence peut s'expliquer par la frustration d'un horizon d'attente : le lecteur du XIXe siècle, habitué par le roman réaliste à accéder à l'intériorité des personnages, se heurte à une narration impersonnelle qui filtre et masque l'intériorité féminine.
Contrairement à Madame Bovary, où le lecteur pouvait jouer avec les frontières du désir entre identification au personnage et contemplation voyeuriste, Salammbô présente une femme radicalement autre, inaccessible dans son altérité. Comme l'a formulé Albert Thibaudet, Salammbô est une oeuvre qui "au lieu de pencher l'histoire vers nous, la retire violemment en arrière, sur le bord d'un désert, pour faire de ce morceau d'humanité un bloc de passé pur, une sorte d'astre mort comme la lune dont Salammbô subit l'influence".
Une modernité critique réhabilitante
Si la réception contemporaine de Salammbô fut marquée par une certaine déception, la critique moderne, notamment féministe, a permis une réévaluation de l'oeuvre. En analysant les mécanismes narratifs qui sexualisent et objectifient le personnage féminin, la narratologie féministe a mis en lumière la façon dont Flaubert pousse à l'extrême l'esthétique du regard masculin, non pour la célébrer mais pour en révéler les limites et les contradictions.
Ainsi, Salammbô peut être lu comme un roman qui, par-delà bien et mal, ne juge ni ne réhabilite, mais distribue traits de barbarie et de civilisation alternativement dans les camps opposés. Cette absence de jugement moral, qui désorientait les contemporains, apparaît aujourd'hui comme une des forces du roman, qui échappe aux dichotomies simplistes entre civilisation et barbarie, masculin et féminin.

L'héritage intemporel de Salammbô dans la culture moderne
L'oeuvre de Flaubert, Salammbô, a traversé les siècles avec une résonance culturelle qui ne s'est jamais démentie. Ce roman historique, publié en 1862, continue d'influencer la littérature, les arts visuels et la pensée contemporaine, notamment dans sa façon d'aborder les thèmes de l'altérité et des relations entre les civilisations.
Un roman qui transcende la colonisation et la décolonisation
Contrairement à de nombreuses oeuvres de son époque, Salammbô a su résister aux critiques liées aux périodes coloniale et postcoloniale. Comme le souligne Sylvain Amic, conservateur en chef et directeur de la réunion des musées métropolitains de Rouen, "ce roman a traversé l'histoire, la colonisation, puis la décolonisation, et a résisté et résiste encore à la critique actuelle, sévère, à l'égard de nombreux objets culturels en lien avec l'histoire."
Cette résilience s'explique par la vision particulière que Flaubert développe de l'Orient. Loin des clichés orientalistes présentant un monde figé, l'auteur s'intéressait à un Orient moderne et dynamique. Il s'éloigne ainsi d'une vision manichéenne opposant barbares et civilisés pour présenter ce que Sylvain Amic qualifie de "théâtre désespéré des passions humaines, où tous des hommes, quelle que soit leur condition, courent à leur perte."
Cette approche dépassionnée de l'histoire, qui ne juge ni ne réhabilite, mais distribue "traits de barbarie et de civilisation alternativement dans les deux camps affrontés", fait de Salammbô une oeuvre profondément moderne dans son refus des simplifications morales.
L'héritage géographique et culturel tangible
L'impact de Salammbô dépasse largement le cadre littéraire pour s'inscrire dans la géographie même de la Méditerranée. Une ville en Tunisie porte le nom de Salammbô, témoignage physique de l'influence durable du roman. Cette empreinte géographique s'accompagne d'un héritage archéologique considérable que l'exposition "Salammbô. De Flaubert à Carthage" met en lumière à travers photographies, documents et objets archéologiques.
Le dialogue entre littérature et archéologie illustre la manière dont le roman a stimulé l'intérêt pour l'ancienne Carthage et son faubourg Mégara. Par un fascinant "retour de balancier", l'oeuvre de Flaubert a suscité de multiples créations plastiques tant en Tunisie qu'en France, renforçant les liens culturels entre les deux rives de la Méditerranée.
Un pont entre les cultures méditerranéennes
Cette circulation culturelle est au coeur de l'exposition itinérante qui voyage de Rouen à Marseille, puis à Tunis. Ce parcours symbolique illustre comment Salammbô est devenue un vecteur d'échanges culturels fertiles entre la France et la Tunisie, contribuant à enrichir la compréhension mutuelle de ces deux pays.
Une source d'inspiration artistique inépuisable
Dès la disparition de Flaubert, qui "détestait l'idée d'illustrer ses romans", les artistes se sont emparés de Salammbô pour en proposer leurs interprétations visuelles. Le personnage éponyme est devenu une figure iconique déclinée dans tous les médiums artistiques : peinture, sculpture, opéra, cinéma et photographie.
Cette prolifération d'interprétations témoigne de la richesse visuelle du texte de Flaubert. Comme l'explique Sylvain Amic, "cette oeuvre offre un répertoire de sujets fabuleux pour les artistes". La dimension visuelle du roman, caractérisée par une "esthétique du regard masculin" et une "narration impersonnelle qui filtre et masque l'intériorité féminine", a paradoxalement stimulé la créativité des artistes en leur offrant un espace d'interprétation considérable.
Salammbô, figure féminine réinterprétée
Il est fascinant de constater comment les artistes ont transformé le personnage de Salammbô, souvent en contradiction avec la vision originale de Flaubert. Alors que l'auteur s'éloignait des représentations conventionnelles de la femme orientale, les artistes en ont fréquemment fait "une icône érotique, qui échappe complètement au roman de Flaubert", selon Sylvain Amic. Cette tension entre le texte original et ses réinterprétations artistiques constitue l'un des aspects les plus stimulants de l'héritage culturel de Salammbô.
Cette appropriation créative illustre comment une oeuvre littéraire peut générer un univers visuel autonome qui, tout en s'éloignant parfois des intentions de l'auteur, contribue à maintenir le roman vivant dans l'imaginaire collectif et à renouveler constamment sa pertinence culturelle.

L'essentiel à retenir sur Salammbô de Flaubert
Salammbô continue de fasciner par sa capacité à transcender les époques. Si le roman carthaginois de Flaubert a d'abord été perçu comme une simple fresque historique exotique, le temps lui a donné une dimension politique et sociologique plus profonde. Les questionnements sur la colonisation, les rapports de pouvoir et la représentation genrée qu'il soulève résonnent fortement dans notre époque contemporaine. Les nombreuses adaptations artistiques et les études universitaires qui lui sont consacrées témoignent de sa richesse interprétative inépuisable, faisant de Salammbô non pas un vestige littéraire, mais une oeuvre dont la lecture se renouvelle constamment au fil des générations.